Parution officielle le 26 juillet 2013.
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" Un grand personnage en voyage au temps jadis ne s’arrêtait pas dans les auberges où il lui aurait fallu partager son lit, dépendre des sauces des cuisines et redouter les mauvaises rencontres. Les jeunes gentilshommes avides de connaître le monde, les émissaires de diplomatie secrète, les princes en goguette s’abritaient souvent dans l’incognito, qui leur épargnait des dépenses et des cérémonies importunes. Ils logeaient en chemin dans la meilleure demeure du voisinage. Leur nom d’emprunt ne trompait pas ; à l’approche de l’illustre inconnu les notables des lieux traversés le priaient de leur faire l’honneur d’accepter leur hospitalité. Les guides de voyage apparus dans les années 1550, donnant le détail des longs itinéraires de postes, citaient fort peu de sites d’hôtellerie. L’opinion commune était qu’on ne pouvait compter sur un bon accueil, des draps propres, des taverniers honnêtes et souriants que dans les pays de langue allemande et dans quelques grandes villes d’Italie du Nord. Les hôteliers français n’offraient que des gîtes médiocres ; significativement leur confrérie à Paris les confondait avec les « marchands de vin, cabaretiers et taverniers ». Sur les grandes routes, on avait l’usage de se déplacer en groupes pour plus de sûreté, d’être escorté de serviteurs armés. Un jeune homme était accompagné de son précepteur, une personne de qualité emmenait ses domestiques, voire son cuisinier, elle était suivie d’un train de chevaux, bagages et cochers qui seraient abrités dans l’étable. En somme, on portait son confort avec soi et l’on était accueilli et servi selon l’apparence de son rang. Les nobles et riches amis qui recevaient tout ce monde en supportaient la dépense et, en retour, y gagnaient en réputation.
L’invention du tourisme appartient aux Temps modernes, elle est dûe aux voyages d’apprentissage des aristocrates des nations du Nord allant découvrir les merveilles des pays latins, les filles aux grands yeux noirs et les horizons ensoleillés. Le « grand tour » des jeunes milords commence très tôt, dès la fin du XVIe siècle. À Paris ces étrangers gaillards et fortunés choisissaient souvent de loger dans les rues basses du Quartier latin ou bien au bourg Saint-Germain-des-près où ils s’établissaient chez un maître baigneur ou un patron de jeu de paume qui leur fournissait la bonne chère, le jeu et les compagnes. Les personnes d’âge plus mûr préféraient séjourner aux beaux jours dans des villes thermales dont les sources chaudes étaient déjà réputées dans l’Antiquité romaine. Les lieux de courses de chevaux, les villes des plus célèbres théâtres devaient aussi savoir loger les élégants amateurs d’équitation ou de bel canto. Les opéras de Versailles, Venise et Milan avaient déjà leurs calendriers particuliers à la fin du XVIIIe siècle. Le comte de Derby avait lancé la mode des courses d’Epsom vers 1770. Bagnêres, Luchon ou Plombières, Bath qui fit fureur à la fin du XVIIIe siècle, Baden-Baden dans le duché de Bade, Carlsbad (Karlovy-Vari) et Marienbad dans le royaume de Bohême, tous ces sites fameux attiraient des personnes fortunées, des dames de qualité et aussi quelques profiteurs, car pour tuer le temps en deux ou trois semaines de séjour on avait coutume d’y risquer gros jeu aux cartes. Le parangon du rendez-vous thermal était la petite cité de Spa dans les terres du Prince-évêque de Liège. Fréquentée par les curistes depuis longtemps, ses hôtels devinrent célèbres après 1750 du fait d’une soudaine multiplication de leurs tables de jeu, pour le pharaon ruineux, et bientôt le biribi et la roulette pour perdre plus doucement. Le décret impérial de 1806 dont on fait dater l’autorisation des casinos de jeux dans les villes d’eaux confirmait en fait une très longue pratique. De même, une réputation ancienne assurait que l’oisiveté, les douceurs des mois d’été et l’impudeur des bains prédisposaient au libertinage et aux aventures. Elles devenaient les conclusions des concerts, spectacles de courses, tournées théâtrales et soirées dansantes qui jalonnaient le calendrier des stations. Dans leurs beaux hôtels proches des sources les touristes devenaient de plus en plus nombreux, dépassant à plus de 70 % les vrais curistes. En somme, la vie mondaine quittait les capitales et se transportait à la belle saison dans les hôtels thermaux à la mode.
Un lieu commun souvent répété veut que le goût des « restaurants », c’est à dire des établissements où le voyageur restaure ses fatigues avec un bon repas, soit venu à Paris très tard, lors de l’afflux des députés provinciaux des assemblées révolutionnaires qui n’oubliaient pas de se réserver un souper fin après une séance agitée d’un club politique. En fait, la vogue des cabarets élégants, avec des vins pétillants, des huîtres et des venaisons, s’était répandue déjà sous Louis XV, pour se distinguer des guinguettes qui vendaient des vins bon marché dans les villages de banlieue, en dehors des entrées de Paris. Avec les années de paix relative qui après 1815 suivirent la conclusion du traité de Vienne, reprit aussitôt la mode des voyages d’agrément. L’accueil privé n’avait pas disparu des usages mais dans les capitales et dans les villes d’eaux apparaissaient alors des hôtels d’un apparat inconnu jusque-là. On n’y descendait pas pour une chambre à la nuit mais pour les loisirs et répits nécessaires après les interminables journées cahotantes des voitures de postes. Le noble voyageur voulait s’y croire chez soi, il aimait à retrouver comme au château voisin et comme à sa résidence de Londres ou de Hambourg des draperies épaisses, des tapis chaleureux, d’amples meubles de décor ou de rangement, des accessoires de bains, des salons de réception, des cours ombragées d’arbustes en pots et, bien sûr, l’attention discrète et efficace d’un personnel de service. La chronique dorée du métier veut que ces changements aient eu pour parrain le « roi des hôteliers », le légendaire César Ritz (1850-1918). Comme les héros des histoires mythiques, il réunit les mérites d’humbles commencements et d’un génie inventif. Apprenti sommelier à Brigue, en Valais, il monta à Paris à dix-sept ans comme serveur de restaurant. À l’origine de sa fortune il n’avait, dit-on, que son talent d’observation des manières et des attentes des brillantes clientèles. On lui prête ainsi l’invention des petits cadeaux d’accueil, des décors de fleurs et feuillages, l’exigence d’une propreté méticuleuse, l’attention à une gastronomie hôtelière, les uniformes rutilants du personnel, les dîners tardifs, l’art d’apaiser les conflits, la reconnaissance personnelle des hôtes habitués. Comme toute innovation, ces atouts du métier étaient les acquis d’une génération, celle des expositions universelles et de la banalisation des voyages en chemin de fer.
Vers 1900, une nouvelle classe d’âge qui avait appris les vertus de l’hygiène et se lançait dans la pratique des sports imposa d’autres orientations. Il s’agissait toujours de restituer aux clients l’aisance d’un intérieur bourgeois, mais dépouillé désormais d’un excès de tentures à poussières et pourvu plutôt de techniques et commodités à l’anglaise. La Revue du Touring Club et le Guide des pneumatiques Michelin, créé en 1900, faisaient tous deux campagne pour ces exigences insolites. Leur modernité se voulait puriste et sobre ; leur utopie prétendait concilier salubrité et fantaisie régionaliste, luxe dissimulé et vertueuse simplicité. Ainsi la Revue du Touring Club souhaitait-elle en 1907 que les voyageurs arrivent dans « un chez eux passager où ils se retrouveront et se reconnaîtront un peu de la même famille ». Le nouveau palace pouvait selon les goûts offrir aux hôtes l’abord provocant de l’Art nouveau ou bien la chaleur familiale du style rustique, imitant les villas et manoirs mis en images dans Country Life et dans La vie à la campagne. Il revenait à l’hôtelier, qui bientôt devrait être diplômé d’une école professionnelle, de réunir le dernier mot technique, l’efficacité du service et le décor à la mode et puis de les rendre si évidents qu’ils devinssent invisibles. Au Grand Hôtel de Cabourg, les volutes des rampes d’escalier, la terrasse en vue de la mer et du jardin du casino, les cabinets particuliers pour les soupers d’amoureux et la réservation de grandes tables d’amis apparaissent à peine dans les pages d’À la recherche du temps perdu, effacés par leur perfection même, silencieux comme les garçons qui marchaient sur la pointe des pieds pour offrir à Proust un fauteuil sur la terrasse, si le soleil et le vent le permettaient. À la poursuite du grand air et du soleil du Midi, les hivernants promouvaient la Côte d’Azur, la Riviera génoise, le Pays basque, et puis, en été, s’en allaient respirer sur les balcons des hôtels de montagne. « Je suis ici pour dix jours, écrit Paul Morand du Palace Hôtel de Saint-Moritz. Pas un nuage, soleil fou, blanche fournaise pour les derniers oisifs réfugiés sur ce mont Ararat où les soucis sont tués par l’oxygène ». Le luxe tient un peu de la rêverie et de l’extravagance si l’on est Barnabooth qui fait livrer dans ses appartements du Carlton de Florence, où le fumoir a vue sur l’Arno, des valises plates en peau de porc dont il n’a nul besoin.
Depuis longtemps les énormes malles dont on risquait de perdre les clefs ont disparu des halls d’entrée et les dernières armoires en faux Louis XVI ont été soldées Porte de Clignancourt. Cependant, aujourd’hui comme de tout temps à jamais, l’exigence d’une touche locale reste intacte ; elle résulte des flatteuses idées reçues sur la France et ses plaisirs dont les hôteliers se doivent d’être les hérauts. S’il y a un conservatisme de Paris, c’est son renouvellement incessant et discret, c’est le mariage en apparence impossible et toujours attendu d’un style de mobilier précieux et d’un fonctionnalisme éclatant d’acier et de verre. L’imagerie historique se plait dans le genre appelé plaisamment « Versailles international », qui continue de fasciner aussi bien au Moyen-Orient qu’outre-Atlantique. C’est ce goût aimable et controuvé, prêté à Madame de Pompadour, à Marie-Antoinette et aux rois d’une époque de galanterie, que les visiteurs du bout du monde espèrent rencontrer dans leur étape parisienne. Le tour de force ou le coup de baguette magique est de confronter avec bonheur ces lieux communs de légende et les inventions constantes des arts et des artisanats du temps présent. La familiarité et le dépaysement ne sont plus incompatibles ; il devient possible d’assurer à la plupart des voyageurs la paisible obscurité de l’anonymat et les joies de la publicité à ceux qui aspirent à être vus, d’offrir aux uns les vitrines de joaillerie et les talents d’un grand coiffeur et en même temps de permettre à d’autres de se tenir à l’écart des mirages de la mondanité : voilà donc la gageure d’un métier d’enchanteur qui se doit de reconnaître la personnalité de ses hôtes et de complaire aux goûts de chacun d’entre eux."
Yves-Marie BERCÉ, de l'Institut
Crédits photos:
Image 1 : © Hôtel La Mirande
Image 2: © Hôtel Le Meurice, Salon Pompadour, Dorchester Collection, photographe Guillaume de Laubier
Image 3 : © InterContinental Carlton-Cannes